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Educacion - Cinzia Mion

Eduquer à la citoyenneté comme éthique publique

Cinzia Mion

 

Qu’en Italie il y ait un profond déficit public n’est pas une nouveauté. Et non plus qu’un tel déficit s’aggrave tandis que se succèdent les gouvernements, les époques et plusieurs « tangentópolis » (expression italienne née dans les années 90 signifiant ville des pots-de-vin), installant aussi la conviction que rien ne peut être fait pour contrecarrer une telle dérive.
Dans le meilleur des cas, c’est une nouveauté de rencontrer quelqu’un qui ose encore s’indigner ou définir la nécessité d’éduquer à l’éthique publique comme un thème révolutionnaire. L’adaptation à l’odeur de la corruption et de l'injustice sociale est si forte qu’il devient rare de rencontrer quelqu’un qui trouve  cet aspect de la société italienne dangereux pour la démocratie.

Il est novateur de penser que le remède à une telle maladie, qu' Edward Banfield avait déjà définie dans les années cinquante comme le « familismo amoral » (en italien dans le texte), puisse démarrer à l’école et non pas à partir de la famille qui est en général dans l'impossibilité d'auto-percevoir son attitude pathologique. De plus, la famille doit être impliquée dans le projet d’éducation à la citoyenneté comme éthique publique après que les enseignants aient bien compris la question, notamment avoir bien compris qu'il ne s'agit pas de l'éthique en général ou de la morale privée, celles pour lesquelles les maîtres ont toujours été considérés comme les paladins.
Et cela, jusqu'à acquérir  la conscience que l'éthique publique va bien au-delà de ces thèmùes.
Nous chercherons à analyser par conséquent quelques aspects du déficit en question, et nous essaierons ensuite de définir des stratagèmes éducatifs pour obtenir une connaissance acceptable du problème, avec l'objectif de déterminer une inversion de tendance souhaitable.

Les indicateurs de déficit

Hors du noyau familial, le niveau répandu d'indifférence qui caractérise les relations interpersonnelles, familial, a atteint un degré inquiétant. Nous pouvons assister à un viol dans la rue, ou à une agression, sans nous sentir "interpellés" et poussés fortement à intervenir. Nous pouvons ne pas nous troubler ne serait-ce qu'un minimum par les images d'un homme qui souffre et est tourmenté, par la mort en direct dont nous nous approchons presque avec voyeurisme, sans sentir que nous sommes unis par la même identité humaine et terrestre, comme le dirait Edgar Morin.

À propos de la responsabilité que chacun de nous devrait activer face à l’apparence de l’autre dénudé et sans défense, homme concret et opprimé, Emmanuel Levinas affirme que "le visage de l'autre m'interpelle"; que le terme "interpeller" s'enracine fortement dans les viscères, avec un très fort appel à la solidarité la plus archaïque et presque indicible. Pour que cela arrive, cependant, il doit exister dans l'esprit et le cœur de celui qui est interpellé, la notion d'altérité.
Maintenant nous devons rechercher si cette notion existe encore ou si on l’a dissoute, éliminée de notre mode de vie auto-centré et envahi d'un narcissisme prédominant.
Zygmunt Bauman soutient que l'affaiblissement des liens sociaux est relatif à l'expansion des pouvoirs globaux, dont la source principale de force (comme garantie de son invincibilité), est une espèce de "fluidité" qui élimine toutes les barrières, y compris  les réseaux de relations. Ce serait la modernité liquide, une sorte d'effet collatéral qui rompt les appuis et rend tout plus mobile, glissant, évasif.
Les politiques néo-libérales des vingt dernières années semblent être à la base de tout cela. En exaltant la liberté individuelle et en détériorant la dimension collective, elles ont conduit à  un éboulement du tissu social.

Mais cette liberté, seulement relative à la pensée unique du marché et, par conséquent au modèle de consommation effrénée, soutenue par le conformisme répandu, entraîne une sensation de perturbation, d'impuissance collective, de solitude du citoyen global et ce qui est plus grave, la paralysie de la politique.
Devant ce panorama désespéré et désolant, Bauman affirme que l'homme occidental se sent de plus en plus apeuré, englué dans le problème de sa sécurité personnelle.

La persécution effrontée des intérêts personnels et légitimée à tous les niveaux, a pris le pas sur tout acte de solidarité et d’attention au bien commun, dont il manque une mise à plat intellectuelle.
Le concept de bien commun est récemment revenu en lumière avec le néo-contractualisme qui occupe un lieu central dans le domaine de la philosophie politique récente.
John Rawls, l'un des représentants principaux de ce  courant, soutient que l'objectif du bien commun est la maximisation de l'égalité, définissant de façon rationnelle un principe universel de justice, de justice distributive dans le sens d'équité. Pour pouvoir obtenir un tel résultat, les règles du jeu doivent être reformulées, afin de mettre en application un agir non compétitif mais coopératif qui maximise, avec l'intérêt individuel, le bien collectif, qui est quelque chose de distinct de la simple somme des intérêts individuels.
Le concept de bien commun marque en définitive une exigence propre d'une communauté organisée, mise en exergue par la science politique : sans un consensus minimal sur les valeurs ultimes de la communauté et sur les règles de la coexistence, la société court le risque de se désagréger et de trouver son intégration uniquement  dans la force.

Le « familismo » italien

Nous disions au commencement que le déficit d'éthique publique dérive aussi d'un « familisme » italien consolidé. Récemment, Antonio Gambino a défini cette maladie particulière des Italiens comme "familismo maternel", entendant par cela une mentalité materno-familiale, ou une psychologie qui a privilégié la figure de la mère, laquelle "se méfie de tout ce qui arrive à l'extérieur".
À partir de ce concept, Gambino individualise les défauts particuliers des Italiens dans le non-respect de la loi, le clientélisme, le manque de sens de l'État,  la corruption,  le transformisme,  la recherche d'un protecteur et ainsi de suite.
La thèse de Gambino consiste à attribuer les causes de ces défauts historiques de la société italienne à l'absence de révolution protestataire en Italie, due à l'importance qu’a eue la présence de la papauté. En recourant à Max Weber et à son analyse de la question catholique, l'auteur établit une sorte de connexion perverse "entre la mentalité italienne et la confession, entendue comme un pas obligé pour obtenir le pardon". Ce raccourci bloquerait la croissance d'une culture respectueuse de la collectivité et consoliderait l'optique familio-maternelle qui amène  au mépris de la république.

Au-delà des causes analysées par Gambino, avec lesquelles nous pourrions être ou non en accord, perdure le fait que nous devons compter avec cette mentalité et la situation qu’elle engendre.  Il y a celui qui parle d'une "transformation anthropologique" indispensable pour pouvoir obtenir un changement dans ce domaine bien que, à chaque fois qu’une référence à un tel processus est faite, tout de suite les mauvaises têtes apparaissent...
De toute façon, nous croyons que la si difficile et délicate tâche d'éduquer à la citoyenneté comme éthique publique revient à l'école.

L'école et l'éducation à la citoyenneté

L'école qui prend ce chemin, doit avant tout rendre compte de quelques aspects qui dérivent précisément du manque d'éthique publique en son sein. Malheureusement, le manque qui caractérise l'institution scolaire peut être déduit à partir de l'observation de la pratique du rendre compte et de la valorisation implicite positive de l'astuce (la ruse). Parfois,  l'école même sans le savoir,  transmet de tels comportements.
L'allusion à la coutume de copier en classe est terriblement élimée, mais elle donne l'idée de comment tromper le professeur. Cela est considéré comme une habitude bien installée dont personne n'ose mettre en doute la légitimité; en tout cas, le problème est de ne pas être découvert. C’est parfois même l'enseignant qui rend compte qu’il ne sait pas que ses élèves copient les traductions de grec ou latin à partir du traducteur... Et il ne s'agit pas de confronter l'éthique de la solidarité avec celle de la compétition loyale : de fait, au nom de la première, une aide réciproque entre  camarades peut être réalisée et au nom de la deuxième on peut tendre la main aux plus faibles. Durant le processus d'évaluation des examens en revanche,  la règle de la solidarité se suspend parce que copier signifie tricher.
Il est nécessaire par conséquent que les enseignants soient conscients que l'école est la première institution publique avec laquelle le sujet en évolution entre en contact, et que c’est en elle que se réalise une espèce d'empreinte interne qui laisse sa trace.
L'élément décisif est la relation entre la communication explicite et la communication implicite,  entre les paroles et les faits. Précisément, il est déterminant, pour la préparation correcte de n'importe quelle éthique, qu’il existe une coïncidence entre les codes explicite et implicite, que l'hypocrisie soit éradiquée ainsi que, bien sûr,  le fait de rendre compte. L'école, pour le meilleur ou pour le pire, devient une arène inégalée. Et cela, plus que la famille, où les règles de l'éthique privée fluctuent malheureusement souvent en général – mais pas toujours-, et se vivent selon l’humeur de ses composants, ce qui induit qu’elles soient parfois  rigoureusement imposées ou bien oubliées avec décontraction.
Une éducation correcte à la citoyenneté, entendue au sens de l'éthique publique, et pas simplement comme bonne éducation - bien qu'avec les temps qui courent cette dernière ne soit en rien négligeable - comprend non seulement des thématiques abordées jusqu'à présent, mais aussi un concept très important, qui est celui de  la justice sociale.
Il faut avoir à l’esprit que c’est dans l'école que se vit la première expérience dans laquelle tous les élèves sont traités, correctement  ou non, en tant que détenteurs des mêmes droits. Si  dans l’esprit des élèves en revanche, l'école devient le lieu, où des injustices (subies dans sa propre chair ou par des camarades) se produisent, alors commence le rejet des institutions et de leur  façon d'agir.

L'école enseigne les règles mais nous avons vu qu' implicitement, en tolérant l'astuce et le fait de  rendre compte, elle apprend aussi à ne pas les respecter.

Un rituel important à cet égard est la qualification. Si les critères et la façon dont ils s’appliquent ne sont pas expliqués, alors commence à se construire l'idée que l'autorité publique est arbitraire, sans appel mais surtout, manipulée uniquement par des comportements opportunistes et de soumission. Ces attitudes sont le prélude à la condition de sujet soumis : et pas vraiment précisément à celle de citoyen!

L’éthique publique et le bien commun

Le contexte amphithéâtral, son organisation, les relations coopératives ou de compétition qui sont stimulées ou inhibées, la communauté des élèves riche de pratiques et de diversité,  constituent une société en miniature, éduquée ou non. Cet aspect aussi fait partie de la considération donnée au concept de bien commun. Précisément, stimuler sa conception mentale et éthique est fondamental. Et les stratégies qui seront utilisées pour la  convertir en comportement quotidien sont déterminantes.

Apprendre à s’interroger et à se remettre en question sur ses propres exigences, se demander si les actions portent préjudice ou limitent les droits de tiers ou si elles contribuent à une conscience civile correcte, devrait être une habitude mentale.
À la disposition de tous dans l'école et dans les classes, il y a les "biens communs", lesquels peuvent être des décors, des matériels, et depuis le jardin d'enfants, on est éduqué à en prendre soin pour une conservation et utilisation maximales, et ceci précisément parce qu’il s’agit de bien public.
Avoir une attention consciente de prendre soin de soi, des autres et de l’environnement avec les choses qui se passent dans le quotidien, ne doit pas être abandonné ou considéré banal. Les enseignants de la maternelle et de l'école primaire savent bien qu’il est difficile d'apprendre cette conduite aux enfants d'aujourd'hui, habitués à consommer et à utiliser tout avec la plus grande négligence.

On trouve ensuite les matériels de consommation facile qui doivent être mis à la disposition de tous. Pour que cela arrive, chacun devrait être placé en condition de vérifier que les ressources s'épuisent, qu'elles ne durent pas infiniment et, en conséquence, chacun doit apprendre à renoncer à une chose pour que tous puissent y accéder.
Le renoncement pour les autres, joint à l'utilisation du  à tour de rôle (« chacun son tour »), servent à faire comprendre que le renoncement n’entraîne pas de perte; le premier est assimilable à l’avoir, et le deuxième en revanche à l'être.

Apprendre à supporter le renoncement, en comprenant qu'il n'entraîne aucune perte du soi, mais qu’en revanche on découvre une identité plus forte et solidaire, se transforme en un objectif  fondateur fondamental d’apprentissage en société où le fait de posséder est déjà une démonstration de valeur.
Le bien commun n’est pas toujours donné, au contraire, il doit habituellement être construit et pour pouvoir le faire, il est nécessaire de passer par des pratiques qui aident à placer le profit personnel et l’appât de son propre gain au second plan.
À mesure que les jeunes grandissent et franchissent les différentes étapes scolaires, la formation de compétences de réflexion par soi-même et d'argumentation sur les questions d'éthique publique devient indispensable.
À cette fin, les analyses de cas concrets qui peuvent se présenter, les dilemmes éthiques tirés de la vie pratique quotidienne sont utiles.
Les discussions sur ces thématiques dans une classe où, de manière interactive,  serait  pratiquée la méthode démocratique de l'échange d'opinions, avec la capacité d'articuler et de défendre ses propres idées par l'argument et le contre-argument, en respectant de toute façon celles des autres deviendraient intéressantes.

Les thèmes actuels qui se prêtent au jeu démocratique et dans le même temps, à construire une conscience éthique dans le sens décrit jusqu'à présent, impliquent la relation entre l'éthique et la biologie, l'économie, l'environnement, la politique et les problématiques de la communication, jusqu'à la relation avec les générations futures.

N'éteignez pas l'utopie

On ne peut pas prétendre que l'école réussisse à combler le déficit d'éthique publique de l'Italie, mais nous pouvons cultiver l'utopie d'essayer de former des "minorités vertueuses", comme l’annonçait Bobbio. Des minorités vertueuses capables de promouvoir et de défendre l’éthique publique et la démocratie, qui constitue la finalité et les pré-requis de celle-ci, avec ses valeurs laïques et fortes d'égalité, de justice sociale, de solidarité, de liberté, de paix et de tolérance. Celui qui est capable d'apprécier le sens de la citoyenneté sait lui attribuer un prix et est fièrement disposé à le payer afin de n'être ni sujet ni soumis. De fait, il sait renoncer à des privilèges déterminés ou faire face aux ennuis, si cela lui permet la liberté de juger, d'avoir une pensée critique et de réaliser ses idéaux.

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