Science - Pietro Chistolini
Euclide et l'amibe: Dialogue improbable sur les fondements de la géométrie et de la spatialité dans la culture occidentale
Pietro Chistolini
Par le chemin intérieur, tu peux aller obscurci ou lumineux.
Prête attention aux deux voies qui s'ouvrent devant toi.
Silo
On dit que dans la société occidentale le livre le plus connu et le plus diffusé après la Bible est “Eléments” d'Euclide. En effet, qui n'est pas passé par des choses du type point, droite, triangle, carré, théorème de Pythagore, etc?
La géométrie est le squelette, le modèle sur lequel se fondent les sciences physico-mathématiques. C'est un modèle axiomatique et déductif dans lequel on part de concepts primitifs, intuitifs, d'axiomes et de théorèmes, tout cela avec beaucoup de rigueur, de précision, de rationnalité. C'est un modèle de rationnalité. Et l'histoire de la géométrie a été un peu aussi l'histoire de la société occidentale, un point de référence fixe pendant plus de 24 siècles. La géométrie est en outre quelque chose d'unique, une caractéristique particulière, représentative de la tradition occidentale, qui parviendra ensuite au reste du monde.
En d'autres termes, la géométrie appartient au paysage historique et social dans lequel nous nous sommes formés: elle appartient au paysage de formation de la science, elle appartient au paysage de formation de toute la société occidentale.
Mais dans l'hypothèse d'une nouvelle civilisation, quel pourrait être le rôle de la science? Comment réconcilier les idées du nouvel humanisme avec la science?
Je me dédie depuis des années à mettre en évidence la centralité de l'être humain également dans la science, à reconduire la science vers le que faire humain, vers une narration, à faire apparaître le tréfonds mythique qui relie la science et l'histoire de toute l'humanité. Et aujourd'hui aussi, nous partirons d'un mythe grandiose.
Nous sommes à Athènes, dans le dernier quart de siècle avant notre ère, dans l'Académie de Platon: une petite douzaine d'hommes appartenant à une école philosophique qui a caractérisé de façon décisive le destin de l'Occident.
En parlant de Platon, souvenons nous du mythe de la caverne qui synthétise également sa pensée.
Au fond d'une caverne, il y a des hommes enchaînés et tenus d'observer des ombres. Les hommes observent et raisonnent sur les ombres qui sont la projection de formes découpées que d'autres hommes ont amenées derrière un mur. Ces formes sont illuminées par un feu. Le feu illumine les formes et les ombres des formes se projettent sur le mur au fond de la grotte.
Les hommes voient uniquement les ombres et ne savent rien des formes qui les produisent; ces formes sont appelées “idées”, les idées platoniciennes. Le mot grec “eidos” a été traduit par “idée” mais son sens originel était bien différent. La traduction la plus appropriée aurait été “forme”.
Les hommes ne peuvent pas voir mais ils peuvent avoir l'intuition de ces formes et en quelque sorte, arriver à entrevoir la cause des ombres: le feu. Et ils ont la capacité d'emprunter ce chemin d'élévation, d'ascèse, jusqu'à sortir de la caverne et connaître le monde des arbres, des montagnes, des oiseaux, et continuer jusqu'à parvenir à ce qui, pour Platon, constitue le bien suprême, le un, le soleil. Autrement dit, ces idées -et en leur sein, parmi les plus pures, l'idée de la géométrie et des nombres- ces formes sont une espèce de grue, d'élévateur, de cause qui détermine l'élévation, d'abord vers le feu, puis vers le soleil.
Aristote fit remarquer que les idées entendues comme formes ne suffisaient pas à illustrer toutes les causes possibles qui déterminaient ce chemin et il rajouta donc les causes matérielles, les causes finales et les causes efficientes. Il commença en outre à développer la logique et sur cette logique -noyau et fondement de ce qui deviendra la logique occidentale- il développa aussi la physique et la métaphysique, en essayant de déduire le principe premier, le un, en suivant un parcours logique, en utilisant la logique. La logique se substitue peu à peu au chemin. La logique, qui devait accompagner le chemin, s'y substitue. Les formes, les idées n'indiquent déjà plus un chemin car elles se sont transformées en simples entités de notre pensée qu'il est nécessaire d'ordonner. C'est comme rester à l'intérieur de la caverne et essayer de mettre de l'ordre, de donner une signification, de trouver une logique aux ombres que l'on observe. C'est essayer d'avoir l'intuition du feu, et plus encore, essayer d'avoir l'intuition du soleil, en partant des ombres. Une grande partie de la culture occidentale s'est ensuite mue dans ce sens.
Mettre en ordre les idées, ordonner la pensée c'est un peu comme avec une garde-robe, une armoire où nous rangeons nos vêtements. Nous savons combien il est compliqué de trouver des règles communes dans une famille pour arriver à garderr ses propres habits bien rangés. Mais ranger ses habits et ceux des autres est en relation lointaine avec la vie, avec l'expérience, avec le fait qu'il faut se vêtir pour sortir et opérer dans le monde. Ce qui compte ce n'est pas l'habitude, mais l'expérience du vivre; le vivre dans le monde.
Voilà de façon très simplifiée, l'observation qu'Husserl, fondateur de la phénoménologie fit vers les années 1900. Ce qui compte c'est le vécu, l'expérience, le erlebnis comme il l'appelle, le registre, selon Silo: ce qui se manifeste et qui est registré par la conscience, l'expérience vécue sous l'effet d'un acte lancé par la conscience, due à un acte intentionnel.
Mais revenons à Athènes. Platon et Aristote sont toujours en train de dialoguer. On dit que sur la porte d'entrée de l'Académie de Platon, il y a une inscription: “Que nul ne pénètre ici s'il n'est géomètre."
Aujourd'hui, peut-être sommes-nous parvenus à comprendre pourquoi la géométrie était si importante pour Platon. C'était cette référence, cette cause pour l'élévation, pour ce chemin d'ascèse magnifiquement décrit dans le mythe de la caverne.
Mais il s'est passé quelque chose. Effectivement, dans la République, en divers lieux, on trouve de nombreuses critiques de la géométrie et des mathématiques. Il s'est passé quelque chose à l'intérieur de cette école. On considère aujourd'huique ce fut surtout Eudocius, qui était membre de l'Académie, qui a assis les bases de ce que nous appelons la méthode axiomatico-déductive.
Nous savons que la structure axiomatico-déductive de la géométrie part d'axiomes et de définitions desquelles découlent, se déduisent – par ce que nous connaissons comme théorèmes- toutes ces affirmations qui caractérisent la géométrie. Mais pour pouvoir énoncer un axiome, il est aussi nécessaire de recourir à quelques concepts premiers, clairs et évidents dès le début. Dans le cas de la géométrie, depuis plus de 2000 ans, les concepts de départ sont le point, la ligne et la surface. Nous l'avons tous appris à l'école et ce sont des concepts qui nous paraissent indiscutables, clairs et évidents. Comme exercice, nous allons mettre en doute ces affirmations, ces concepts apparemment a priori de point, ligne et superficie.
Je le répète, la méthode axiomatico-déductive consiste à établir une liste cohérente d'axiomes et à partir de ces derniers, à construire l'édifice en entier -par exemple, la géométrie- sans se préoccuper de la provenance de ces axiomes et sans trop se préoccuper non plus de les justifier.
Mais pour Platon, l'étude des formes et des axiomes ne doit pas seulement s'orienter vers les théorèmes, vers les règles logiques. Il est nécessaire d'approfondir, d'éclaircir l'origine de ces axiomes, pour essayer d'aller au-delà, aux antipodes de ce qu'affirmait Eudocius. Pour Eudocius, la finalité de la construction était d'ordonner les idées de la pensée, alors que pour Platon, les formes et autres idées devaient servir à aller au-delà de ce feu symbolique. Platon manifeste explicitement sa déception.
Mais que signifie partir d'axiomes au lieu de partir de registres, de l'expérience interne? Cela veut dire, en ultime analyse, ignorer l'activité intentionnelle de l'être humain, cela veut dire construire un conglomérat de règles qui s'érige comme s'il avait une existence propre, quasi indépendamment de l'homme lui-même pour, finalement, se trouver avec une science dans laquelle l'observateur disparaît presque complètement. Il y a des lois qui s'imposent et la présence de l'homme est annulée. Mais, ces lois peuvent-elles répondre aux questions existentielles? Peuvent-elles aller au-delà du feu qu'avait désigné Platon? Evidemment que non: nous travaillons toujours avec des ombres.
Et cette externalisation, cette aliénation des registres peut nous conduire uniquement à une sorte d'obscurcissement, à ce que plusieurs ont défini comme la tendance nihiliste de la société occidentale. En ce sens, la science aussi a besoin de récupérer et de redécouvrir le rôle de l'intentionnalité.
Comment faire? Revenons, en suivant l'exercice, aux premiers concepts de la géométrie: point, ligne et surface. Nous avons dit que l'on peut adopter différents concepts originels. Par exemple, vers 1870, Clifford a dit que pour construire le monument de la géométrie, on peut partir de l'intuition, de l'intuition d'un objet solide générique et de l'intuition de l'espace. Si nous unissons deux surfaces, celles-ci se superposeront le long d'une ligne. Si nous faisons une intersection de deux lignes, celles-ci se rencontreront dans ce que nous appellerons un point. Ainsi, très rapidement, en partant des concepts primitifs d'objet et d'espace, nous parvenons à faire découler les vieux principes premiers de la géométrie euclidienne. A ce niveau, les mathématiques sont satisfaites: il leur suffit de savoir que ces nouveaux concepts primitifs sont équivalents aux anciens et que toute la géométrie est restée intacte. Mais essayons de comprendre les choses plus avant. Dans le sens de ce que Platon voulait dire.
Prenons un verre rempli d'eau. Nous identifions immédiatement une surface comme celle qui sépare l'eau de l'air. La superficie est ce que nous sommes en train de voir, qui sépare l'eau de l'air; mais, que voyons-nous vraiment? Qu'est-ce?
Pouvons-nous isoler une superficie de tout le reste? Ce serait comme dire qu'une rousquille est caractérisée par son trou -mais toutes les rousquilles n'ont pas un trou-. La rousquille doit avoir un trou. Pouvons-nous séparer et isoler le trou du reste de la rousquille? Cela n'a pas de sens. Les superficies existent-elles vraiment ou sont-elle une construction de notres esprit? Une abstraction. Approchons- nous et servons-nous d'un microscope; nous allons voir ce qui arrive entre l'air et l'eau; quelle sorte de chose est cette superficie. Bien, si nous agrandissons, nous découvrons des choses étranges que nous appelons molécules d'air et molécules d'eau.
Et comment sont-elles faites? Bien, à un certain niveau d'agrandissement, ce sont des formes globulaires, pseudo-sphériques, et de nouveau, nous trouvons une superficie. Nous devons agrandir encore. Nous trouverons alors les atomes, les électrons, les noyaux, les neutrons, les protons, encore une fois des sphéroïdes. Mais nous avons toujours le problème que nous les représentons comme une superficie. Nous devons alors entrer plus avant pour parvenir dans le monde de la mécanique quantique et cette mécanique ne nous dit en auncune façon ce qu'est une superficie! Nous sommes en train de projeter nos abstractions. La seule réponse que la mécanique quantique puisse nous donner est une réponse indéterminée: le dualisme onde-corpuscule -beaucoup d'entre vous en ont certainement entendu parler- signifie que la matière se comporte comme une particule ou comme une onde selon la façon dont nous configurons l'expérience, selon la façon dont nous interrogeons la nature: cela dépend de l'acte. Il y a une structuration incontournable entre l'acte d'observer et l'objet perçu; une structure qu'il n'est pas possible de résoudre de quelque façon que ce soit et peu importe la puissance de l'agrandissement auquel nous parvenons.
Cette tentative de faire une description du monde sans l'intervention de la conscience, de l'intentionnalité ne fonctionne pas. A la base, il y a la structure conscience-monde.
Le titre de cette intervention fait référence à l'amibe. Que peut nous dire l'amibe, ce petit animal unicellulaire, ce protozoaire? Que peut-il nous raconter de plus qu'Euclide et sa géométrie n'aient déjà dit? Pour commencer, observons que, bien qu'unicellulaire, une amibe possède de nombreuses fonctions primitives. Elle possède des fonctions sensorielles mais n'a pas de sens, elle ne voit pas; elle a cette espèce de toucher primitif grâce à sa membrane, mais n'a pas de sens proprement dits. Elle n'a pas de système nerveux parce qu'elle n'a qu'une seule cellule.
Elle se meut par la déformation de la membrane, par la formation de pseudopodes, mais elle ne possède pas de muscles, de membres... et pourtant, elle se meut. Elle est dotée de toutes les fonctions que nous trouvons ensuite chez les organismes plus complexes, mais au niveau totalement primitif d'une seule cellule. Il y a une activité viscérale, reproductrice, motrice, sensorielle... mentale? A-t-elle une conscience? J'aurais tendance à dire que non. Bien, mais si ce que nous entendons par conscience est ce quelque chose qui coordonne les appareils végétatifs et autres, alors nous dirions qu'elle a une espèce de mémoire étant donné qu'elle sait reconnaître la nourriture.
Voyons comment se meut et se nourrit l'amibe. Elle reconnaît un aliment grâce à ce sens primitif et pour le reconnaîre, elle doit avoir une perception automatique de la spatialité: c'est-à-partir de cette forme qu'elle peut se mouvoir et détecter la présence d'un objet, un corps solide pour s'alimenter. Elle possède aussi ce que nous avons appelé des intuitions de base qui constituent la géométrie euclidienne: un corps solide et une spatialité. Nous les trouvons déjà dans l'amibe! Mais nous y trouvons également cette tension, cette protension, cette intention vers l'objet de sa propre nutrition; nous trouvons une forme décidément primitive d'intentionnalité que nous pouvons associer à une conscience également primitive.
Mais voyons les choses en dynamique. Cet animal étrange a toutes les fonctions fondamentales qui caractérisent un être vivant malgré le fait qu'il soit constitué d'une seule cellule, qu'il ait une spatialité ainsi qu'une sorte d'intentionnalité. C'est assez facile, alors, d'imaginer qu'à travers un processus évolutif d'adaptation croissante au milieu environnant, il ait été possible que toutes ces fonctions se perfectionnent, pour les trouver ensuite dans des styructures plus complexes et évoluées tels que les sens, les membres, les muscles, les yeux, des formes les plus diverses. Mais, qu'est-ce qui donne le départ, qui alimente, qui donne direction à tout ceci? Cette force qui donne impulsion à l'évolution, c'est l'intentionnalité, et elle est déjà présente dans cette organisme unicellulaire!
Nous en arrivons à la conclusion.
Les thèses que nous avons brièvement traitées sont les suivantes:
1. La géométrie appartient au paysage de formation de la société occidentale.
2. La géométrie est un modèle de la méthode axiomatico-déductive qui sous-tend la science et la rationnalité occidentales.
3. En Occident, à travers l'affirmation de la méthode axiomatico-déductive, une attitude dans laquelle le rôle de l'être humain est resté marginal, pour ne pas dire nié face à ce que l'on appelle les “lois fondamentales” s'est renforcée.
4. Dans la science également, il sera nécessaire de “re-dé-couvrir” l'omniprésence et la centralité de l'intentionnalité humaine, de la structure conscience-monde et de “re-partir” du vécu, des registres internes.
5. Une école philosophique de quelques douzaines de personnes a pu, avec son activité d'étude et de réflexion, conditionner très nettement toute la culture occidentale, à un point tel que -pour concevoir les fondements d'une nouvelle civilisation- il est nécessaire de retourner à ce qu'il s'est passé dans ladite école; il est nécessaire de revenir et de reconsidérer le noyau de rêverie d'une civilisation entière.
J'ai voulu parler de la géométrie parce qu'elle se présente à nous comme quelque chose de véritablement objectif et intouchable, mais il n'en est pas ainsi. Il ne s'agit pas d'un monde qui est hors de l'être humain, au-dessus de l'être humain. Il s'agit de quelque chose qui nous indique et nous amène toujours sur le chemin décrit dans le mythe de la caverne.
Mais, comment, où, ces thèmes sont-ils traités aujourd'hui, où les mettre en pratique, où et comment commencer ce chemin?
Par exemple, précisément ici, dans un Parc comme celui-ci ou dans n'importe quel autre Parc d'études et de réflexion du monde. Ces Parcs sont le témoignage du Message de Silo, du Nouvel Humanisme.
J'ai commencé cet exposé avec une citation de Silo qui faisait référence aux deux voies du chemin intérieur pour la considérer ensuite en relation avec la trajectoire qu'a suivie la culture occidentale.
Je voudrais conclure -maintenant- avec une autre allégorie de Platon: l'allégorie de la deuxième navigation.
Platon nous dit que les êtres humains sont comme des bateaux avec des voiles hissées et gonflées par le vent. Il est nécessaire que le vent souffle dans nos voiles pour pouvoir aller de par le monde. Les vents sont nos sens, les perceptions, les opinions... mais lorsqu'il n'y a pas de vent, il faut affaler les voiles. S'il n'y a pas de vent, les voiles sont inutiles. Lorsque le calme est total, quand tout est vide, on poursuit au moyen de la seconde navigation: on prend les rames et on commence à ramer. La navigation se fait plus fatigante, moins automatique. Les rames commencent à entrer dans les profondeurs marines. C'est un entrevoir, c'est commencer à peine à effleurer les profondeurs. Platon s'intéressait à cette seconde navigation, il était intéressé par aller par-delà les sens et les opinions et avec l'allégorie de la rame qui frôle la surface de l'eau, il prend ce chemin d'ascèse qu'il avait décrit dans le mythe de la caverne.
Et je nous souhaite à tous une profonde et intense seconde navigation.